Résumés du n° 58 (automne 2009 - hiver 2010)

samedi 14 août 2010
par  Danielle Delmaire
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Dossier : Le judaïsme au temps des Talmuds - Introduction à la littérature rabbinique classique

Thématiques et méthodes

- La lettre comme objet. L’écrit entre réification et herméneutique dans le judaïsme rabbinique par Mădălina Vârtejanu-Joubert

Nous interrogeons ici les rapports entre écrit, écriture et rituel et les conditions pragmatiques dans lesquelles s’élabore l’autorité de l’écriture. Dans le judaïsme cette autorité est double : en tant qu’écrit et, à partir d’un certain moment dans l’histoire, en tant qu’écriture. A partir du Second Temple, la Torah est sacrée à la fois comme parole et comme rouleau, à la fois de par son contenu et en tant qu’objet. La rationalisation, à travers les textes rabbiniques, de cette double sacralité consiste en une mise en valeur herméneutique des aspects matériels. Mais à son tour, l’entreprise herméneutique fait appel à des procédés de réification de l’écriture, d’où un ensemble de discussions sur la forme des lettres et la signification de cette forme. Nous assistons ainsi à un double phénomène : celui de la textualisation de la réalité et celui de réification du texte.

My approach for the present paper is to confront writing and ritual, to test the relations between the written, the act of writing and the ritual and to answer the question concerning the pragmatic contexts within which the authority of writing is established. In Judaism this authority is double : as what is written and as the act of writing. Starting with the Second Temple, the Torah is sacred as word and scroll at the same time as it is sacred by means of its content and as an object. The rationalisation of this double sacredness in the rabbinical texts consists in the hermeneutical valorisation of material aspects. But, in return, the hermeneutical enterprise makes use of procedures for the reification of writing ; hence ensue a whole array of discussions on the form of letters and the meaning of that form. In that, we are witnessing a double phenomenon : the textualisation of reality and the reification of the text.

- La halakha rabbinique entre oral et écrit par Christophe Batsch

La tradition rabbinique conserve la mémoire d’un interdit ancien de mettre par écrit les lois (halakhot) : ces lois transmises de génération en génération constituent le noyau de la Torah orale. Les sources historiques tirées du Talmud et d’autres écrits juifs anciens semblent indiquer que cet interdit était propre au courant pharisien et constituait un trait caractéristique de leur doctrine.

Rabbinical tradition keeps the memory of the ancient prohibition to write down the laws (halakhot). These laws, transmitted from on generation to another, form the core of the oral Torah. Historical sources either from the Talmud or from other ancient jewish writings tend to establish that this prohibition was peculiar to the pharisaic trend. It constituted distinctive feature of their doctrine.

- L’historicité des sources talmudiques ou quelques remarques historiques sur l’éducation juive en Palestine au temps de la Mishna et du Talmud par Emmanuel Friedheim

L’objectif de cet article est de traiter de la question de l’historicité de la littérature talmudique. On se proposera ici de vérifier cette vaste problématique au travers du prisme de l’éducation juive en Palestine romaine. Les textes rabbiniques étudiés montrent que les positions des Sages vis-à-vis des questions pédagogiques reposent sur la réalité historique en terre d’Israël propre aux premiers siècles de l’ère commune.

The purpose of this research explores the question of the historicity of Rabbinic literature from the days of the Mishnah and Talmud. We decided hereby to verify this problematic in the light of some Rabbinic texts dealing with educational questions in Roman Palestine. Differently formulated, this article seeks to extract the historic reality underlying Talmudic texts on pedagogical questions. The conclusions demonstrate that Rabbinic opinions harmonizes well with the social and educational conditions that prevailed among the Jews in the context of Roman Palestine.

- Lorsque la terre trembla. La muraille qui protège le Talmud de la philosophie par Ron Naiweld

Le mouvement rabbinique naît au sein d’un monde hellénisé et dialogue avec des discours philosophiques de la fin de l’Antiquité. Comme les philosophies antiques, le discours rabbinique propose des moyens et des techniques qui permettront à l’individu d’intérioriser un discours vrai et objectif, et de le transformer en une éthique. Cependant, le discours rabbinique classique se distingue de la pensée philosophique antique et cela en deux temps : (1) Il rejette l’ascèse dualiste et n’appelle pas à la mortification du corps afin de sauver l’âme. (2) En rejetant la logique eudémoniste, dominante dans toute la pensée philosophique de l’époque concernée, le discours rabbinique ne situe pas le fondement de l’éthique dans le rapport de l’individu à lui-même.

The rabbinic movement is born in a Hellenized world and dialogues with philosophical discourses of late Antiquity. Just like ancient philosophies, rabbinic discourse suggests ways and techniques that enable the individual to transform the true discourse (the logos) into the individual’s moral law. However, rabbinic discourse differs from ancient philosophical thought in two aspects : (1) It rejects the dualistic asceticism that can be found in many philosophical and Christian texts of the period. In general, the rabbis do not precondition redemption by the mortification of the body. (2) The rabbis reject the eudemonistic logic, dominant in philosophical thought of the period. By this, the rabbinic discourse does not situate the foundation of ethics in the relationship of the individual to him- or herself.

- La polémique anti-chrétienne dans la littérature rabbinique à l’époque des tannaïm par Pierluigi Lanfranchi

Les éléments de polémique anti-chrétienne dans la littérature rabbinique sont peu nombreux, surtout en comparaison avec l’importance de la polémique anti-juive dans la littérature patristique. Comment peut-on expliquer cette circonstance ? Après avoir analysé les difficultés liées à l’étude de ce sujet (exiguïté des données, nature a-historique de la littérature rabbinique, censure du Talmud de la part de l’Eglise), l’auteur discute une série de problèmes relatifs aux réactions des tannaïm au christianisme. Il présente notamment les débats académiques les plus récents autour de la Birkat haMinim, le contexte de sa composition et l’attitude des Sages à l’égard de minim. En reprenant l’explication de Sacha Stern et Martin Goodman, l’auteur conclut que l’absence d’une littérature anti-chrétienne chez les Sages peut être attribuée au « solipsisme » du judaïsme rabbinique.

Elements of anti-christian polemics in rabbinic literature are scarce, especially if we compare their number with the overabundance of anti-Jewish writings in early Christian literature. How can this be explained ? After having analyzed the difficulties in studying this subject (lack of data, a-historical nature of rabbinic literature, Christian censorship of the Talmud), the author discusses some problems concerning reactions of the tannaim to Christianity. He pays special attention to the most recent academic debates on the Birkat haMinim, the context of its composition and the attitude of the Sages towards the minim. Adopting the explanation given by Sacha Stern and Martin Goodman, the author concludes that we can attribute the absence of anti-Christian literature in rabbinic literature to the “solipsism” of the Sages.

Figures et genres

- Un exemple d’interprétation : Mikhal, femme de David, dans la littérature rabbinique par Brigitte Donnet-Guez

Mikhal, fille du roi Saül et première femme du roi David, demeure un personnage biblique relativement peu connu. Nous l’aborderons ici sous l’angle de la littérature rabbinique et cette approche nous permettra de percevoir, au travers des différentes interprétations des Sages, leur façon de redessiner un personnage.
Nous appréhenderons ainsi les éléments communs de la vie de Mikhal et de David, à savoir l’aide qu’elle apporta à David dans sa fuite, et leur altercation lors du retour de l’Arche à Jérusalem. Ensuite, nous aborderons le personnage de Mikhal dans sa vie de femme ; là, les Sages ont largement développé l’aspect légal de ses mariages successifs, ce qui nous donnera l’opportunité de suivre la rigueur des raisonnements talmudiques.

Mikhal, daughter of King Saul and the first wife of King David, remains a relatively little-known character in the Bible. We will examine her through the rabbinic literature which will allow us to perceive, through different interpretations of the Sages, their way of portraying a character.
We will therefore learn about the elements common to the life of both Mikhal and of David : how she helped him escape and their altercation when the Ark returned to Jerusalem. Then we will examine the character of Mikhal in her role as a woman : it is here that the Sages largely developed the legal aspect of her successive marriages which will give us the opportunity to see the strictness of the Talmudic thinking.

- « Homme et femme il le créa ». Quelques observations sur l’intersexué dans la littérature tannaïtique par Daniel Stökl Ben Ezra

Plus souvent que nous ne le croyons, un enfant naît ni clairement homme ni clairement femme (cf. la discussion récente autour de la sportive sud-africaine C. Semenya). La littérature rabbinique connaît plusieurs catégories pour désigner des êtres intersexués. La plus répandue est androgynos. Contrairement aux discours gréco-romains péjoratifs, le débat rabbinique à propos de l’androgynos reste complètement neutre. L’androgynos existe tel quel mais selon la situation il/elle doit se comporter ou comme un homme ou comme une femme. Les rabbins reconnaissent l’existence de trois sexes mais seulement deux genres. L’article utilise les sources tannaïtiques concernant l’androgynos et montre une attitude différente entre la Tosefta et une tradition entrée plus tardivement dans la Mishna (une baraïta). La première traite l’androgynos plutôt comme un homme, tandis que la dernière a une certaine tendance féminisante.

More frequent than known, children are born whose sex is neither clearly male nor female (cf. the recent discussion of the South-African runner C. Semenya). Rabbinic literature knows several categories of intersex people and animals, the most widespread being the « androgynos ». Contrary to the rather pejorative Greco-Roman discourse, rabbinic discussions of the juridical implications of this ambiguous state remain neutral. The rabbis know three sexes and two genres meaning that intersex people are recognized but have to behave as either men or women depending on the situation. The present article addresses the tannaitic sources about the androgynos and argues for the existence of two different attitudes. The Tosefta (and later the Talmuds) tend to categorize the androgynos usually among the males. A later tradition that entered the Mishna (baraita), however, seems to have a certain feminizing tendency.

- Alexandre le Grand et les Sages du Talmud. Traditions grecques et recompositions aggadiques par Kevin Trehuedic

La littérature rabbinique conserve la mémoire de traditions juives concernant Alexandre le Grand. Celui-ci incarne souvent, dans la Aggada, le souverain universel, roi juste ou bien inique. En outre, certains épisodes du Talmud présentent des affinités profondes avec la célèbre biographie légendaire d’Alexandre, rédigée en grec. On compare l’un de ces épisodes, l’échange de questions et réponses du roi avec dix Sages, pour mettre en évidence les spécificités juives de la légende d’Alexandre. La version du Talmud atteste les préoccupations des Amoraïm (IIIe – Ve siècles) concernant les spéculations sur la Création.

Rabbinic literature bears witness of jewish traditions concerning Alexander the Great. In Aggada, he often represents the universal sovereign, a fair or iniquitous king. Besides, some episodes of the Talmud share deep affinities with Alexander’s famous legendary biography, which was written in Greek. The colloquy of the king and ten sages is one of those. Comparing the different versions of this episode permits to estimate the Jewish peculiarities of Alexander’s legend. The version of the Talmud reveals the concerns of Amoraïm (IIIth – Vth centuries) about speculations on Creation.

- Figures ambivalentes de rabbins. Rabbi Shim‘on ben Yohay et son fils Rabbi Eleazar dans la grotte par José Costa

Le présent article propose une nouvelle lecture d’un récit célèbre du Talmud Babli (Shabbat, 33b-34a), celui du séjour de Rabbi Shim‘on ben Yohay et de son fils dans une grotte. Cette lecture insiste sur la dimension eschatologique du texte et sa relation avec la mystique. Le deuxième séjour est explicitement présenté comme un équivalent de l’enfer et le premier, implicitement, comme un équivalent du paradis messianique. Le regard de feu de Rabbi Shim‘on et de son fils rappelle le rayonnement du visage de Moïse. Moïse et Rabbi Shim‘on sont entrés en contact étroit avec Dieu et ses anges et ont été eux-mêmes partiellement transformés en anges. Ils n’ont plus de place claire dans l’ordre cosmique, apparaissant comme des éléments perturbateurs et potentiellement dangereux. Un autre rabbin partage ces traits avec eux : Rabbi Eliézer ben Horkenos.

This paper deals with a famous Aggada of the Babylonian Talmud (Shabbat, 33b-34a), which tells the sojourn of Rabbi Shim‘on ben Yohay and his son in a cave. We propose a new interpretation of the text, which emphasizes its eschatological and mystical dimensions. The second sojourn is presented as an explicit equivalent of the gehenna and the first one, more implicitly, as an equivalent of the messianic paradise. The burning eyes of the rabbis are similar to the radiant face of Moses. Moses and Rabbi Shim‘on are in contact with God and his angels and are themselves partially transformed in angels. They don’t have anymore a place in the cosmic order and are potentially dangerous. Another rabbi shows the same features : Rabbi Eliezer ben Horkenos.