Résumés du n° 84 (décembre 2022)
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Dossier
Le concept légal de spoliation dans la législation de l’après-guerre et dans la pratique de réparation actuelle en France par Johannes von Lintig
L’article entend fournir une analyse historique et critique du concept juridique de spoliation en France appliqué au contexte de la politique de persécution antisémite et d’expropriation en France sous l’Occupation allemande. À cette fin, l’auteur expose l’évolution de l’interprétation et de l’application de ce concept dans le droit positif de la fin de la guerre jusqu’à nos jours. L’étude démontrera que même si une définition légale du concept existe depuis la Libération, le concept n’a pas connu une stabilité durable. Aujourd’hui, loin de revêtir un sens clair et précis, la notion renvoie plutôt à un standard du droit. L’interprétation concrète du concept dépend ainsi essentiellement du texte juridique le consacrant et du contexte de son application. Au cours du temps, le concept a ainsi donné lieu à des interprétations divergentes. Du fait de l’existence en parallèle aujourd’hui de plusieurs dispositifs de réparation des spoliations antisémites, il peut y avoir des interprétations divergentes qui entrent en concurrence les unes avec les autres et risquent, de ce fait, de compromettre la stabilité et la consistance même du concept.
The article intends to provide a historical and critical analysis of the legal concept of spoliation in France as applied to the context of the policy of anti-Semitic persecution and expropriation in France during the German occupation. To this end, the author outlines the evolution of the interpretation and application of this concept in positive law from the end of the war to the present day. The study will show that even if a legal definition of the concept exists since the Liberation of France, the concept has not known a lasting stability. Today, far from having a clear and precise meaning, the concept refers rather to a standard of law. The concrete interpretation of the concept thus depends essentially on the legal text enshrining it and the context of its application. Over time, the concept has thus given rise to divergent interpretations. As a result of the parallel existence today of several mechanisms for reparation of antisemitic spoliations, there may be divergent interpretations that compete with each other and thus risk compromising the stability and consistency of the concept itself.
Le concept légal de spoliation dans la législation de l’après-guerre et dans la pratique actuelle en Autriche par Anne Dewey
Avec le Kunstrückgabegesetz, l’Autriche a été le premier pays européen à se prononcer en faveur d’une réglementation législative des œuvres d’art dépossédées pendant le national-socialisme dans les années 1990. Cette loi renvoie directement au droit autrichien de l’après-guerre qui joue ainsi un rôle important dans la pratique autrichienne en matière de restitution. Ce droit de l’après-guerre exigeait une « Vermögensentziehung », l’équivalent de la « spoliation » en droit français, qui supposait l’établissement d’un lien de causalité entre la perte et la prise de pouvoir du national-socialisme. Par principe, le Kunstrückgabebeirat prend appui sur cette conception de la spoliation pour l’application actuelle du Kunstrückgabegesetz, mais dans des cas exceptionnels une dérogation au droit de l’après-guerre peut être admise conformément à l’esprit de la loi de restitution. Cela concerne notamment la question de savoir si la bonne foi peut jouer en faveur de l’acquéreur d’un bien spolié.
With the Kunstrückgabegesetz, Austria was the first European country to decide in favor of a legislative regulation of works of Nazi-looted art in the 1990ies The Kunstrückgabegesetz contains a technical reference to Austrian post-war legislation, which thus plays an important role in Austrian restitution practice. The post-war legislation required a "Vermögensentziehung", the equivalent of "spoliation" in French law, which presupposed a causal link between the loss and the National Socialist takeover. The Kunstrückgabebeirat adopts this concept of spoliation for the current application of the Kunstrückgabegesetz, but in exceptional cases a deviation from the post-war law may be permitted in accordance with the spirit of the restitution law. This concerns in particular the question of whether good faith acquisition can play in favor of the purchaser of spoliated property.
La dépossession par la terreur et la persécution dans les récits diaristiques juifs-allemands de Victor Klemperer et Willy Cohn par Arvi Sepp et Annelies Augustyns
Les diaristes juifs-allemands Victor Klemperer et Willy Cohn ont tenu un journal intime pour préserver par-dessus tout leur identité individuelle et leur liberté d’expression contre le régime national-socialiste. Leurs détails diaristiques révèlent le point de vue des victimes quant à l’étranglement permanent de leur espace d’action. La vie quotidienne, dont les diaristes essaient de retenir le caractère éphémère dans leurs notes, est en même temps soumise à une angoisse existentielle permanente. Dans ce contexte, le quotidien représente un endroit dans lequel on retrouve la sécurité et l’ordre auxquels on aspire tant, mais qui peut néanmoins être frappé soudainement par la mort. La terreur omniprésente y est décrite comme aléatoire et arbitraire, de sorte qu’il est impossible pour les victimes d’évaluer et de prédire ce qui va leur arriver et quand. Les deux auteurs concernés deviennent de ce fait des objets vulnérables qui doivent se plier à la cruauté des caprices du régime et essaient de trouver des stratégies compensatoires.
The German-Jewish diarists Victor Klemperer and Willy Cohn kept diaries to preserve their individual identity and freedom of expression above all else against the National Socialist regime. Their diaristic details reveal the victims’ view of the permanent strangulation of their space of action. Everyday life, whose ephemeral character the diarists try to capture in their notes, is at the same time subject to permanent existential anguish. In this context, everyday life represents a place where one finds the security and order one longs for, but which can nevertheless be suddenly struck by death. The omnipresent terror is described as random and arbitrary, so that it is impossible for the victims to assess and predict what will happen to them and when. The two authors concerned thus become vulnerable objects, who have to submit to the cruelty of the regime’s whims and try to find compensatory strategies.
Espaces de destruction dans les œuvres littéraires luxembourgeoises et françaises par Atinati Mamatsashvili
Le présent article se focalise sur la dimension destructrice, attachée aux Juifs, mise en relief dans les œuvres littéraires dès les années 1930 et dans l’après-guerre. L’homme-clandestin, l’émigrant, le pourchassé et le dépossédé – tel est le Juif qui se dessine dans les œuvres des écrivains luxembourgeois (Paul Palgen, Peter Faber) et français (Jean-Paul Sartre) qui présagent, à certains égards, les événements néfastes à venir. La zone dans laquelle le Juif est relégué est celle qui l’expulse vers la périphérie de l’espace habitable, à l’instar de ce tableau de Charlotte Salomon dans lequel la croix gammée parsème la rue comportant des inscriptions – qu’ils n’en veulent pas, de Juifs, au sein de l’espace aryanisé.
This article focuses on the destructive dimension related to the Jews, which is highlighted in literary works from the 1930s onwards and in the post-war period. The clandestine man, the emigrant, the chased and the dispossessed – such is the Jew who emerges in the works of Luxemburgish (Paul Palgen, Peter Faber) and French (Jean-Paul Sartre) writers, who in some respects foreshadow the disastrous events to come. The space relegated to the Jew is that which expels him to the periphery from the living space, as in Charlotte Salomon’s painting in which the swastika marks the street containing inscriptions – that they don’t want any Jews in the Aryanized space.
Évolution de la population juive parisienne pendant l’Occupation par Maël Le Noc
(Apports des archives de la dépossession pour les quartiers Arts-et-Métiers et Enfants-Rouges)
Tout au long de la période d’Occupation, au fur et à mesure de l’intensification des persécutions, la population juive parisienne n’a cessé de diminuer sous l’effet des arrestations et des déportations mais aussi des fuites. Cet article reconstitue la chronologie et les caractéristiques de cette diminution pour deux quartiers parisiens du troisième arrondissement, les quartiers Arts-et-Métiers et Enfants-Rouges. L’enquête repose sur le croisement de nombreuses sources liées au fichage de la population juive et à la dépossession de leur logement et de leurs biens. L’article présente la diminution drastique de la population juive des deux quartiers étudiés, qui passe d’environ 5600 individus en octobre 1940 à moins de 850 à la Libération. Il met notamment en exergue le fait qu’un tiers de ces disparitions résulte directement du processus d’arrestation et de déportation des Juifs tandis que les deux autres tiers correspondent à des fuites ou à d’autres stratégies visant à se soustraire aux persécutions.
Throughout the Occupation period, while persecution intensified, the Parisian Jewish population kept decreasing due to arrests and deportations as well as flights. This article retraces the chronology and the characteristics of this decrease for two Parisian quarters of the third arrondissement, the Arts-et-Métiers and Enfants-Rouges quarters. The study relies upon the comparison of numerous archival sources originating from the tracking of the Jewish population and from the dispossession of their housing and belongings. The article unveils the drastic diminution of the Jewish population of the two quarters under study, which goes from about 5600 individuals in October 1940 to less than 850 at the Liberation. It highlights the fact that about one third of these disappearances is the direct result of the arrestation and deportation process, while the other two thirds correspond to flights and other strategies aiming at escaping persecution.
Être dépossédé de son histoire : les œuvres survivantes face à l’extermination par Maxime Decout
L’entreprise nazie cherchait à éradiquer l’ensemble des Juifs ; elle voulait aussi supprimer le souvenir de leur existence ; elle espérait même, comme le génocide arménien qui inspira en partie Hitler, abolir le souvenir de leur extermination. Or une partie des victimes a parfaitement cerné ce mécanisme et a choisi de témoigner de ce qui se passait à l’abri des regards. Ces diaristes de la Shoah ont noté des faits pour résister à la dépossession de leur histoire orchestrée par les bourreaux. Malgré leur mort, certains de leurs textes nous sont parvenus et sont devenus des œuvres survivantes. Pour comprendre les enjeux d’une telle écriture, nous nous pencherons sur les journaux d’Hélène Berr en France, d’Etty Hillesum aux Pays-Bas et d’Emmanuel Ringelblum dans le ghetto de Varsovie.
The Nazi enterprise sought to eradicate all Jews ; it also wanted to suppress the memory of their existence ; it even hoped to abolish the memory of their extermination. However, some of the victims understood this mechanism perfectly well and chose to testify to what was happening behind closed doors. These diarists of the Holocaust recorded facts to resist the dispossession of their history orchestrated by the perpetrators. Despite their death, some of their texts have survived and become surviving works. To understand the challenges of such writing, we will look at the diaries of Hélène Berr in France, Etty Hillesum in the Netherlands and Emmanuel Ringelblum in the Warsaw ghetto.
Effet-ghetto : le journal et le posthume par Alexis Nuselovici (Nouss)
Tenir un journal est un acte scripturaire qui joue avec la rationalité du flux temporel. Un journal s’écrit au présent, jour après jour, mais se loge dans un futur de lecture. Les journaux du corpus choisi n’auraient pas dû survivre, privés de futur car ils ont été rédigés par des jeunes femmes juives entre 1939 et 1944, toutes assassinées par les nazis : Rywka Lipszyc, Renia Spiegel, Etty Hillesum et Anne Frank. Notre lecture est alors celle de témoins redonnant aux journaux la postériorité dont ils ont été dépossédés.
Keeping a diary is a writing act which plays with the rationality of time flow. A diary is written in the present, day after day, but aims at a future reading. The diaries of the chosen corpus were deprived of any future and should not have survived, because they were written by young Jewish women between 1939 and 1944, all murdered by the Nazis : Rywka Lipszyc, Renia Spiegel, Etty Hillesum, and Anne Frank. Our reading is therefore that of witnesses giving back to those diaries the posteriority of which they have been dispossessed.
Varia
La conférence de Seelisberg (1947). Préparatifs, déroulé et premières retombées par Olivier Rota
La conférence de Seelisberg (1947) est la seconde conférence internationale réunissant Juifs et chrétiens dans l’après-guerre. L’article traite des difficultés de sa longue préparation et de son déroulement, mais aussi de ses retombées médiatiques, plutôt modestes dans un premier temps, avant que les « Dix Points » de Seelisberg s’imposent comme un texte majeur dans l’histoire des relations judéo-chrétiennes.
The Seelisberg conference (1947) was the second international conference that brought together Jews and Christians after the Second World War. The article deals with the difficulties of its long preparation and its progress, but also with its media repercussions, rather modest at first, before Seelisberg’s "Ten Points" imposed themselves as a major text in the history of Jewish-Christian relations.