Résumés du n° 85 (juin 2023)
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Dossier
Vie et survie de Claude Vigée par Thierry Alcoloumbre
Rédigé à la suite du décès de Claude Vigée, ce texte est un court hommage qui tente de retenir les points les plus marquants de l’œuvre du poète et de son apport vivant pour nous. Il s’organise autour de trois thèmes : la mémoire, la présence, et la lecture. L’œuvre de Vigée est une œuvre de mémoire et de témoignage ; elle affirme sa foi dans la vie et reconnaît une présence divine dans la nature et dans l’homme ; elle nous parle à travers la lecture comme un ami parle à un autre ami.
Written following the death of Claude Vigée, this text is a short homage that attempts to retain the most outstanding points of the poet’s work, and his living contribution to us. It is organized around three themes : memory, presence, and reading. Vigée’s work is a work of memory and testimony. It affirms his faith in life and recognizes a divine presence in nature and in man. It speaks to us through reading as a friend speaks to another friend.
Dans les pas de Jacob : Vigée poète de l’exil et du retour par Francine Kaufmann
Cet article s’ouvre sur un témoignage personnel sur le poète, rencontré à Jérusalem dès 1968-1969, souvenirs et réflexions sur l’homme et l’œuvre. Il évoque l’impact de la guerre et de la Shoah, la mobilisation à l’hôpital de Caen, la débâcle, la Résistance à Toulouse, dans les rangs de l’Action juive (1940-1942), l’adoption d’un nouveau patronyme : Vigée (vie j’ai !), qui proclame le choix de la vie au sein de la mort, la fuite puis l’exil aux États-Unis. Une circonstance providentielle lui permet de partir pour Israël où il vivra durant 40 ans, enseignant de 1960 jusqu’à sa retraite, en 1984, à l’université hébraïque de Jérusalem. Il s’installe en France en 2001, suite à la maladie d’Evy, l’épouse bien-aimée. On découvre aussi l’art poétique de Vigée pour qui la littérature est un témoignage sur le temps qui passe, mariant récits, témoignages, essais, entretiens, pages de journal intime, avec le jaillissement du poème. L’image biblique du « miel dans le rocher », concrétisée par la découverte dans les monts de Judée d’inclusions de calcite dorée au sein de pierres calcaires, conforte en lui le choix d’une forme littéraire qui lui est spontanée : le « judan », en opposition au roman, fiction préméditée et close, où la poésie est rejetée dans des recueils séparés. Le judan associe la marche du quotidien, errance du vivant jubilatoire horizontal, à l’extase verticale du poème.
This article opens with a personal recount on the poet, met in Jerusalem in 1968-1969, memories and reflexions on the man and his work. It evokes the impact of the war and the Shoah, the mobilization in the hospital of Caen, the “Débacle”, the Resistance in Toulouse, in the ranks of the Jewish Action (1940-1942), the adoption of a new surname : Vigée (vie j’ai !), which proclaims the choice of life in the midst of death, the escape and exile in the United States. A providential circumstance allowed him to leave for Israel where he lived for 40 years, teaching from 1960 until his retirement in 1984 at the Hebrew University of Jerusalem. He moved to France in 2001, due to the illness of Evy, his beloved wife. We also discover the poetic art of Vigée for whom literature is a testimony on the passing of time, combining stories, testimonies, essays, interviews, diary pages, with the burst of the poem. The biblical image of « honey in the rock », concretized by the discovery in the Judean mountains of inclusions of golden calcite within limestone, reinforces in him the choice of a literary form that is spontaneous for him : the « judan », in opposition to the novel, premeditate and closed fiction, where poetry is rejected in separate publications. It associates the wandering march of the daily life, jubilating, horizontal, with the vertical ecstasy of the poem.
Claude Vigée : séparation et réparation par Michèle Finck
L’œuvre du poète juif Claude Vigée est placée sous le signe d’une tension entre deux mots, qui est à l’origine de cette poésie : « séparation » (à cause de la Seconde Guerre mondiale) et « réparation ». Cette tension se retrouve aussi dans plusieurs œuvres majeures de la poésie française, en particulier dans les livres d’Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet. La quête de la « réparation » est indissociable d’un désir d’unir à nouveau le langage l’être et le monde.
The work written by the jewish poet Claude Vigée is placed under the sign of two words, which are the origins of this poetry : “separation” (because of the Second World War) and “reparation”. This tension between “sepa- ration” and “reparation” exists also in many other works by french poets, particularly Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet. The quest of “reparation” is deeply linked to a desire of unity between language, human being and universe.
Le Poète-prophète face au défi de Babel par Sylvie Parizet
Relire l’œuvre de Claude Vigée à la lumière du récit de Babel, c’est mesu- rer à quel point ce mythe représente, pour celui qui se sent menacé de dislocation et d’aphasie, le grand danger. Mais l’antidote au mal existe : face au défi que « les langues impures de Babel » lancent à l’écrivain, la voie du poète consiste à « faire passer », dans cette forme si particulière qu’est le judan, « le rayonnement originel de l’Aleph ».
Reading Claude Vigée’s writings in the light of the Babel narrative, is to assess the extent to which this myth represents - for one who feels threate- ned with dislocation and aphasia – the great danger. But the antidote to evil exists : in the face of the challenge posed by « the impure languages of Babel », the poet’s approach is to « get across » « the original radiance of the Aleph » through the very specific form of the judan.
Échos prophétiques dans la poésie alsacienne de Claude Vigée par Heidi Traendlin
Claude Vigée écrivit deux longs poèmes alsaciens, Les orties noires et Le feu d’une nuit d’hiver à Jérusalem pendant la Guerre du Liban. À l’écoute des échos prophétiques, le lecteur entend une poésie d’une violence baroque arrachée au mutisme par la narration tragi-comique des événements historiques. Le recours à l’enfance judéo-alsacienne et aux prophètes Jonas et Daniel met en lumière les paradoxes criants de la condition humaine. La vision poétique de l’amandier en fleur figure le printemps de la parole, « un cri devenu chant ».
Claude Vigée wrote two long Alsatian poems Les orties noires and Le feu d’une nuit d’hiver in Jerusalem during the Lebanon war. Aside to prophetic echoes, the reader discerns violent elements in the tragi-comic narration of History. The paradox of the human condition is evocated through the childhood of an Alsatian Jew together with allusions to the prophets Jonas and Daniel. The poetic vision of the blooming almond- tree incarnates the spring of poetry, the lyrical song.
Recevoir et transmettre au cœur de la poésie de Claude Vigée par Claude Cazalé Bérard
Pour Claude Vigée, traduire c’est à la fois « un défi » et « un bonheur », une jouissance, surtout si le traducteur est poète lui-même et donc capable de rendre le sens avec le son, le rythme avec la pulsation, de maintenir avec le dévoilement l’énigme : le traducteur se voit mis au défi de franchir les obstacles de l’indicible, de l’incompatible, de l’intraduisible, de combler les distances, de jeter des ponts, de franchir les frontières, de se livrer à l’hospitalité langagière, artistique et spirituelle.
For Claude Vigée, translating is both a challenge and a delight. It’s a special pleasure when the translator is himself a poet and therefore capable of expressing meaning through the heartbeat of sound and rhythm ; a process of unveiling the verse, while preserving its central conceit. The translator is challenged to clearly render words that are unutterable, incompatible, perhaps even untranslatable at first sight. It’s a process of bridge building, of border crossing ; an act of linguistic, artistic, and spiritual hospitality.
Varia
De l’aire germanique à l’État d’Israël : le rôle clé d’Heinrich Graetz (1817-1891) dans l’histoire des idées religieuses et nationales juives par Jérôme Mancassola
Dans l’histoire des relations entre nation et religion, l’État d’Israël demeure un cas à part. N’entrant véritablement dans aucune catégorie – théocratie, État laïc ou sécularisé à l’anglo-saxonne, etc. – il s’apparente à un cas sui generis, dénommé ici sous le terme de « désincarnation » et qui a ses propres caractéristiques. Pour démontrer historiquement un tel phéno- mène, l’auteur s’est intéressé au parcours intellectuel de l’historien juif allemand Heinrich Graetz (1817-1891). En prenant comme fil directeur son Histoire des Juifs, premier roman national juif global et moderne, cet article met en relief de quelles manières ce penseur inclassable devint le pionnier de la désincarnation et comment ses idées religieuses et natio- nales voyagèrent dans le monde juif, des pays germaniques à l’Europe de l’Est, pour finalement arriver en Palestine et connaître une seconde jeunesse intellectuelle dans l’État d’Israël.
In the history of relations between nation and religion, the State of Israel remains a special case. Not really falling into any category - theocracy, French secular or Anglo-Saxon secular state, etc. — it is similar to a sui generis case, referred to here as « disembodiment », and which has its own characteristics. To historically demonstrate such a phenomenon, the author is interested in the intellectual career of the German Jewish historian Heinrich Graetz (1817-1891). Taking as guiding thread his His- tory of the Jews, the first global and modern Jewish national myth, this article highlights the ways by which this unclassifiable thinker became the pioneer of disembodiment and how his religious and national ideas traveled around the Jewish world, from the Germanic countries to Eastern Europe, to finally arrive in Palestine and experience a second intellectual youth in the State of Israel.